Pour souligner le Mois de la nutrition, la Commission de la santé mentale du Canada (CSMC) a rencontré Christina Seely, diététiste professionnelle, éducatrice agréée en diabète et coprésidente du Réseau sur les dépendances, la santé mentale et les troubles de l’alimentation des Diététistes du Canada afin de discuter de la relation étroite entre notre bien-être mental et nos choix alimentaires, dans le but de nous offrir quelque chose de plus équilibré à nous mettre sous la dent.
« C’est compliqué… »
Une relation avec la nourriture. Nous en avons tous une. En fait, je suis prête à parier que si Facebook offrait des statuts à ce sujet, nous choisirions tous l’option « C’est compliqué ».
Et le portrait s’embrouille de plus en plus.
Il y a 20 ans, le lien entre la nourriture et les maladies chroniques n’était pas encore établi. Aujourd’hui, nous savons qu’en faisant de bons choix, nous pouvons éloigner la dépression, la démence et une foule d’autres problèmes de santé mentale.
Sentez-vous déjà la pression?
Ajoutez à cela une culture obsédée par l’apparence et l’influence constante des gourous du « style de vie » en ligne, avec leurs assiettes parfaites et leurs palais raffinés qui peuvent nous donner l’impression, à nous autres, de manger de la poussière.
Il est difficile de faire des choix réfléchis lorsqu’on s’abreuve à un flot de mésinformation et de désinformation, le tout en endurant une honte et une culpabilité qui nous éloignent encore plus d’une relation saine avec la nourriture.
J’ai discuté avec Christina pour tenter de recadrer ce discours et embrasser une approche plus compatissante et sensée.
La science a le dernier mot
Si ce sont nos estomacs qui gargouillent, ce sont pourtant nos cellules cérébrales qui sont les plus gourmandes. Même si le cerveau représente à peine 2 p. 100 de notre masse corporelle, il siphonne 20 p. 100 de l’énergie alimentaire.
Pour construire et maintenir sa structure, il grappille une cinquantaine d’éléments nutritifs, maximisant son fonctionnement et se protégeant contre les dommages.
« La production de neurotransmetteurs du bien-être, comme la sérotonine et la dopamine, augmente et diminue en fonction de notre alimentation, explique Christina. Et même si les causes de la maladie mentale sont complexes, la nourriture demeure une pierre angulaire de la fonction cérébrale. »
Par conséquent, un régime alimentaire optimal pourrait améliorer notre humeur et notre niveau d’énergie, et pas qu’un peu!
Un cerveau bien nourri est plus résistant au stress, et la nutrition influence la santé de notre cerveau tout au long de notre vie, de la petite enfance à la vieillesse.
« Une alimentation adéquate peut réduire le risque de dépression d’environ 40 p. 100, et plus du tiers des diagnostics d’Alzheimer pourraient être prévenus par nos choix de vie », affirme Christina.
Ces choix, malheureusement, ne sont pas accessibles à tout le monde.
« Prenez le traitement de la maladie mentale et l’alimentation, poursuit-elle. Cette intersection est particulièrement chargée. Les médicaments usuels pour des maladies mentales graves peuvent accroître l’appétit, la soif et la fatigue. En outre, les symptômes de maladie mentale peuvent miner le niveau d’énergie et, par extension, le processus de planification, d’achat et de cuisine. »
Toutes les conditions sont réunies pour accroître le recours aux plats préparés et aux livraisons, ce qui explique en partie pourquoi la gestion du poids et les problèmes de santé mentale vont souvent de pair.
« Il y a une double stigmatisation qui frappe les personnes aux prises avec des troubles mentaux et un surpoids. Et parce que les systèmes de santé mentale et de santé physique fonctionnent souvent en vase clos, les gens sont moins susceptibles de recevoir des soins exemplaires pour leurs problèmes physiques, signale Christina, qui dirige une clinique de diététique mensuelle pour les clients de l’Association canadienne pour la santé mentale.
Redresser les iniquités est une passion pour moi », ajoute-t-elle. C’est pourquoi elle a voulu rejoindre le Centre de santé InterCommunity de London, qui s’occupe des personnes qui font traditionnellement face à des obstacles.
Derrière le rideau : Le point de vue d’une diététiste
Selon Christina, quels que soient leurs antécédents et leur situation, les gens sont parfois réticents à consulter un diététiste en raison d’idées reçues sur ce qu’ils pourraient entendre.
Je lui avoue que je supposais moi aussi que son approche serait prescriptive, gênée d’admettre que mon déjeuner s’était résumé à trois biscuits et une tasse de thé.
Mais Christina m’assure que ses clients sont souvent plus sévères face à eux-mêmes qu’un diététiste pourrait l’être. C’est particulièrement vrai pour les personnes qui ont vécu un accident cardiaque ou qui ont reçu un diagnostic de diabète, par exemple.
« Certaines personnes arrivent cramponnées à leur liste de règles strictes et se réprimandent elles-mêmes pour la moindre incartade. C’est donc une agréable surprise pour elles quand nous leur expliquons que notre rôle est avant tout de les aider à retrouver le plaisir qu’elles avaient autrefois à manger. »
Elle m’explique que la voie la plus directe pour jeter l’éponge est de dresser une liste de critères impossibles à suivre.
« La dernière chose que je souhaite à mes clients est un sentiment d’échec et de culpabilité, souligne-t-elle. C’est le cheminement de toute une vie, ponctué de hauts et de bas. Nous essayons d’adoucir le parcours en visant un entre-deux plus facile à gérer. »
Je lui fais part de mon soulagement d’entendre parler de nourriture avec du bon sens, et non sous un angle perfectionniste ou performatif. Or, le bon sens, c’est justement ce qui manque cruellement dans l’industrie multimilliardaire des régimes et de la perte de poids.
Si on ajoute à cela l’avènement de nouveaux médicaments pour la gestion du poids, la complexité d’un dialogue déjà tendu ne fait qu’augmenter.
« Si ces médicaments peuvent être bénéfiques pour certaines personnes dans certaines circonstances, ils sont aussi hors de prix et rarement couverts par les régimes d’assurance, ce qui creuse un écart additionnel entre les gens qui ont accès aux traitements et ceux qui sont laissés laissés pour compte », déplore Christina.

La perfection ou la subsistance : Trouver l’équilibre dans un monde déséquilibré
Christina lâche ensuite une vérité saisissante : « Mieux vaut être nourri qu’attendre la perfection. »
Elle explique : « Si vous souffrez du syndrome du côlon irritable ou d’une maladie gastro-intestinale chronique, il n’y a pas de mal à se rabattre sur un régime de survie en cas de besoin. » Bref, mangez ce que votre organisme tolère sans empirer vos symptômes.
« Honnêtement, dis-je, ces déclarations sans jugement sont tout à fait rafraîchissantes et inattendues. »
Christina fait remarquer que l’un des plus grands défis de Diététistes Canada est le déluge de fausses informations qui inonde les Canadiens de contenus inutiles, souvent motivés par le profit plutôt que par le bien-être des gens. Se frayer un chemin à travers le brouhaha des régimes à la mode et des remèdes miracles devient de plus en plus difficile dans un monde saturé d’information.
« La nourriture est au cœur de tant d’aspects de notre vie, et les cultures les plus saines tendent à célébrer la beauté de casser la croûte ensemble plutôt que d’imposer une norme de perfection sociétale.”
Énoncer nos vulnérabilités
Parlant de perfection, je me rends compte que nous sommes conditionnés – presque dès la naissance – à croire qu’il y a une bonne et une mauvaise façon de manger et d’être nourri.
Je repense à mon incapacité à allaiter ma fille prématurée et du profond sentiment d’inadéquation qui m’a envahie, jusqu’à ce que quelqu’un me dise enfin : « Légumes en conserve ou légumes frais… l’important, c’est que tu nourrisses ton enfant avec amour. »
Pour beaucoup d’entre nous, la nourriture est un moyen d’exprimer notre affection et de tisser des liens sociaux. Se voir privé de cet élan – que ce soit parce qu’on vit seul, qu’on souffre d’une allergie, d’une intolérance ou d’une maladie qui empêche de profiter pleinement du côté convivial de l’alimentation – peut entraîner un sentiment d’isolement.
Mais tant que nous n’aurons pas normalisé ces vulnérabilités, nous continuerons à vivre sur des îlots. C’est particulièrement vrai pour les personnes qui luttent pour gérer leur poids, dans une société qui se remet encore du culte de la minceur. Avec le temps, Christina a adopté une approche « inclusive du poids », faisant de son bureau un espace sans culpabilité.
« Nous avons tendance à garder strictement pour nous nos insécurités alimentaires, qu’elles soient d’ordre économique ou émotionnel, observe Christina. En tant que diététistes, nous devons montrer que nous sommes là avant tout pour offrir du soutien. Un point c’est tout. »
En fait, leur mission est aussi d’aider les gens à comprendre les multiples facteurs qui influencent leurs habitudes alimentaires, notamment le stress et les expériences difficiles.
« Des études ont montré qu’au moins la moitié d’entre nous avons vécu une expérience négative dans l’enfance (un événement potentiellement traumatisant) », indique Christina.
Ce fait devrait nous encourager à être plus honnêtes au sujet de nos difficultés, plutôt que de nous isoler. Pourtant, dans un monde de perfection soigneusement retouchée et de contenus culinaires qui nous font rêver sur Instagram, le fossé entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas n’a jamais été aussi frappant.
Le recours aux banques alimentaires a grimpé de 90 p. 100 en seulement cinq ans, pour atteindre des niveaux records. De plus, le rôle traditionnel des diététistes s’est complexifié, puisqu’ils doivent désormais aider les gens à gérer des budgets serrés. Pour combler ce besoin grandissant, le centre de santé de Christina a créé des dépliants qui proposent des solutions pour économiser, comme les achats dans les magasins à un dollar, les garanties de bas prix et les applis comme Too Good to Go et FlashFood.
Mais l’insécurité financière est souvent un casse-tête à plusieurs niveaux. Par exemple, une personne vivant avec une maladie mentale grave peut aussi avoir des dépendances, comme le tabagisme, qui grugent son budget alimentaire et augmentent le risque de carences nutritionnelles.
L’ironie de la situation?
« Les personnes qui ont le plus besoin d’une alimentation saine et de qualité sont souvent celles qui ont le moins les moyens de se la procurer », conclut Christina.
Répondre à ces besoins profonds n’est qu’un des nombreux défis auxquels Christina et ses collègues sont confrontés.
Troubles alimentaires – Signaux d’alarme et obstacles
« Parfois, nos mains sont liées même lorsqu’on constate des problèmes, explique Christina. Comme professionnels paramédicaux, nous ne pouvons pas poser de diagnostics officiels sur les troubles alimentaires, et il n’y a pas toujours de chemin direct pour en recevoir un – ou pour obtenir l’aide. »
Pour Christina, le langage employé par la personne est souvent le premier signal d’alarme permettant aux diététistes de repérer de possibles troubles alimentaires.
« Parfois, les gens expriment un jugement de valeur très fort sur les aliments. Par exemple, en les qualifiant d’aliments mauvais ou anxiogènes, ou encore de bons aliments, ce qui peut être préoccupant. On peut aussi s’inquiéter lorsque les gens passent beaucoup de temps à s’inquiéter de leurs choix d’aliments et leur poids. »
Mais quand on sait que 6,5 millions de personnes au Canada n’ont pas de médecin de famille, cet accès vers un soutien médical est manifestement limité, tandis que l’attente pour un programme officiel sur les troubles de l’alimentation peut dépasser deux ans.
Les diététistes se retrouvent avec des solutions imparfaites : le renvoi vers un professionnel de la santé mentale ou un thérapeute lorsque le client y a accès, soit par ses avantages sociaux, soit par une couverture publique; ou des livres, des webinaires et d’autres ressources d’auto-apprentissage lorsque le budget est un frein.
« L’assurance provinciale pour une visite chez un diététiste intervient souvent après un diagnostic précis, mentionne Christina, ce qui restreint la possibilité d’adopter une approche plus proactive. »
Petits pas vers un grand changement
Malgré tous ces obstacles, Christina est convaincue qu’il y a encore de quoi être optimiste. Son meilleur conseil?
Évitez de voir la nourriture comme un ennemi.
« Pensez qu’une grande variété d’habitudes alimentaires peuvent soutenir la santé, et que de petits changements dans nos choix alimentaires peuvent avoir un effet énorme. Qu’il s’agisse d’ajouter une portion de légumes surgelés, de cuisiner deux repas par semaine à la maison ou de réduire les boissons gazeuses. »
Le plus important, selon elle, c’est de se rappeler qu’on traverse tous des épreuves, allant des sentiments d’inadéquation aux excès.
Comme parent, je me reconnais totalement. Je m’en veux de servir trop de croquettes de poulet et pas assez de légumes coupés. Mais ma conversation avec Christina me rappelle qu’une alimentation saine laisse de la place à une variété d’aliments, et qu’on ne devrait pas se culpabiliser de faire de notre mieux chaque jour.
Et qu’on ne devrait pas non plus renoncer à faire un petit peu mieux.
« Si on se met trop de pression, on finit par se dire que c’est peine perdue, alors à quoi bon. »
C’est pourquoi une approche basée sur la modération est souvent la meilleure voie pour récolter à long terme les bienfaits d’une alimentation plus nutritive. Courir après un chiffre sur la balance ou une taille de pantalon parfaite n’est pas la solution, car se nourrir vraiment, c’est nourrir son corps et son âme.
Une place à la table
Il y a quelque chose de réconfortant à savoir qu’il n’existe pas de relation parfaite avec la nourriture. Contrairement à la croyance populaire, les experts diplômés comme les diététistes ne sont pas là pour surveiller ce qu’on mange. Au contraire, ils peuvent nous aider à repérer des occasions de faire des choix plus adaptés à nos besoins, tout en reconnaissant nos peurs et nos frustrations.
La démarche de Christina nous rappelle que nos plus grandes failles – du dégoût de soi à l’auto-justification – ne sont pas au menu.
Les diététistes proposent une approche plus digeste, qui admet la complexité de notre relation avec la nourriture tout en proposant des outils pratiques pour rendre cette relation plus saine.
Bien sûr, la nourriture est un besoin vital.
Mais elle est aussi synonyme de connexions, de souvenirs, de réconfort et de joie. Que cela nous plaise ou non, nous sommes engagés dans cette relation pour la vie. Faire de petits engagements quotidiens pour améliorer nos choix nous aidera à réduire le risque de voir apparaître des problèmes de santé physique et mentale.
Le chemin sera différent pour chacun de nous, selon notre biologie, notre psychologie, nos finances et notre culture.
Dans un monde idéal, il y a une place à table pour nous tous.