À l’occasion du Mois de la sensibilisation au cancer, Michel Rodrigue, président-directeur général de la Commission de la santé mentale du Canada, propose de réfléchir au portrait complexe qu’implique un diagnostic de cancer, à la façon de s’y retrouver dans le système de soins de santé et au rôle du privilège dans le processus de guérison.
Le cancer.
On le vit comme quelque chose de très personnel quand il nous frappe. On se demande : « Pourquoi moi? » Puis, en consultant les statistiques, on se dit : « Pourquoi pas moi? »
Le cancer n’épargne personne.
Le jour où j’ai appris que j’avais un cancer, 675 autres Canadiens recevaient le même diagnostic. Un rappel brutal que je faisais partie d’une expérience collective plus vaste.
Le cancer s’attaque à un nombre croissant de personnes de plus en plus jeunes. Selon la Société canadienne du cancer, près de 40 % des personnes diagnostiquées avec un cancer au Canada ont entre 20 et 64 ans. Autrement dit, ma situation n’est pas unique.
Chaque médaille a son revers, et si un diagnostic de cancer est, à tous égards, une mauvaise nouvelle, sa contrepartie est tout aussi importante.
J’ai reçu des soins médicaux complets, des congés payés, une assistance pour me retrouver dans un système complexe, ainsi qu’un réseau de collègues bienveillants qui m’ont soutenu dans les moments les plus difficiles.
On dit que nous traversons la même tempête, mais que nous ne sommes pas tous dans le même bateau. Cela m’a profondément fait réfléchir, une fois que j’ai pu me familiariser avec cette nouvelle réalité.
Rien de normal
Tout a commencé à l’automne 2023. J’étais épuisé. Peu importe le temps que je passais à me reposer, je n’arrivais pas à recharger mes batteries. Je ne pouvais pas cuisiner sans faire de sieste ni participer à une réunion sans ressentir le besoin de dormir. Et je me réveillais toujours aussi fatigué.
Comme beaucoup d’hommes, j’ai la tête dure. Ma femme a insisté pour que je consulte un médecin. Laissé à moi-même, je n’aurais sans doute pas prêté attention à l’alarme que mon corps avait déclenchée. Le fait d’être en couple avec une personne à la fois forte et intelligente fait également partie de mes bonnes fortunes.
Mais je vais être honnête. Le diagnostic de cancer de la prostate m’a fait l’effet d’une gifle.
J’étais relativement jeune. En bonne santé. En forme. Je mangeais bien. C’est réconfortant de sentir qu’on a un minimum de contrôle, et il y a beaucoup de choses que nous pouvons et devons faire pour rester en bonne santé. Mais il est difficile de réaliser que l’on ne peut pas contrôler tout.
On a beau essayer, on ne peut pas nier l’existence du cancer.
Mon cousin, qui était aussi un ami cher, est mort d’un cancer de la prostate à l’âge de 59 ans, quelques mois seulement avant que ma propre maladie ne soit diagnostiquée. Il a dû se rendre à Gatineau, en provenance du nord du Québec, pour se faire soigner; une autre inégalité en matière de santé à laquelle les proches vivant dans des communautés rurales et éloignées sont confrontés.

Commission de la santé mentale du Canada
Un filet de sécurité loin d’être universel
Et si le cancer ne discrimine pas, le statut socio-économique, lui, le fait. Le cancer n’est jamais épreuve facile. On se sent seul face à soi-même, le cœur lourd.
Mais ma situation était adoucie par mon accès à un soutien psychologique, à des médicaments, à des aliments nutritifs et à un certain confort matériel.
Contrairement à 6,5 millions de personnes au Canada, j’avais un médecin de famille à portée de main. La langue n’était pas un obstacle pour se comprendre, et les frais de transport et d’hébergement, lorsqu’ils étaient nécessaires, ne nous ont pas ruinés.
Pour plusieurs, le diagnostic de cancer implique des frais à la charge du patient qui peuvent s’élever à plusieurs dizaines de milliers de dollars.
De mon point de vue, ceux d’entre nous qui ont traversé cette épreuve et en sont sortis sans trop de dommages ont le devoir de prendre la parole.
La défense des droits – pour soi-même ou de manière plus générale – est en soi un privilège.
Un milieu de travail sain : l’antidote à la maladie
Une nouvelle étude de la Société canadienne du cancer a sondé l’opinion des Canadiens. On a demandé aux répondants comment un diagnostic de cancer pourrait affecter leurs finances. Les réponses sont alarmantes :
- Près de 30 % craignaient de perdre leur emploi
- Plus de 40 % s’attendaient à voir un ralentissement de leur carrière
- 80 % s’inquiétaient des répercussions financières à long terme
Lorsque vous êtes malade, le soutien de votre milieu de travail peut faire toute la différence. Mon expérience a été marquée par des collègues qui ont su faire plus que s’adapter à ma situation : ils m’ont apporté un soutien actif dans mon parcours.
Le stress et l’anxiété liés à ma maladie, un fardeau certes lourd, ont été allégés par les messages de soutien de mes collègues. Ils ont assumé la charge de travail pendant mon absence et étaient présents à mon retour.
Des fleurs ont été déposées sur mon bureau. Mon équipe respectait mon programme de traitement, mon rétablissement en dents de scie et mon incertitude. Quand j’avais du mal à me concentrer, mon équipe m’épaulait avec gentillesse. Quand elle me voyait faiblir, on m’invitait à me reposer. Quand je n’arrivais pas à donner le meilleur de moi-même, l’équipe faisait preuve d’indulgence.
Mais une inégalité criante me frappait.
Le cancer bénéficiait d’un soutien visible, tandis que les troubles de santé mentale restaient souvent dans l’ombre. Nous avons la responsabilité de lutter contre la stigmatisation qui rejette le diagnostic de maladie mentale et ne lui accorde pas la même empathie que celle dont j’ai bénéficié.
Le soutien par les pairs : un trésor inestimable
Le cancer de la prostate représente 20 % des nouveaux cas de cancer chez les hommes, mais les statistiques ne prennent pas en compte l’aspect humain. La camaraderie avec les autres patients, les personnes qui ont survécu et les soignants m’a permis de retrouver mon énergie mise à mal par la radiothérapie.
C’est pourquoi je crois que les liens sont nos plus puissants mécanismes de guérison.
De nature réservée, j’ai dû faire des efforts pour m’ouvrir en vieillissant. Le cancer de la prostate menaçait mes progrès. J’avais l’impression que ce cancer entachait ma masculinité.
En discutant avec d’autres hommes qui avaient vécu la même chose, j’ai découvert que nous avions un langage commun qui transcendait la terminologie médicale. Nous avons partagé nos peurs et révélé nos vulnérabilités, évoquant à la fois les soucis quotidiens et les angoisses les plus profondes qui accompagnent un diagnostic de cancer.
Tenir le coup ou se laisser abattre
Au fil des ans, nous avons été nombreux à trouver des moyens de faire face aux incertitudes de la vie, et cette maladie constitue une incertitude encore plus grande.
Le cancer est sournois. Il sape votre confiance et vous prive de votre capacité de concentration, ainsi que de votre envie de bouger.
Mes habituelles et exigeantes balades à vélo à travers les collines du parc de la Gatineau n’étaient plus envisageables. Avec le temps, j’en suis venu à célébrer de plus petites victoires : marcher jusqu’au bout de l’allée, promener le chien dans le quartier.
J’ai aussi redécouvert mon amour pour la musique, oublié dans le tumulte du quotidien. Lorsque j’avais l’impression que mes pieds étaient pris dans le ciment, la musique me permettait de libérer mon esprit.
La résilience n’est pas une question de maintien des anciennes capacités. Ce qui compte, c’est d’en découvrir de nouvelles. Cependant, tous n’ont pas l’occasion de le faire.
Une épreuve personnelle et la compassion collective
Mon expérience a mis en évidence que le privilège est le pilier sur lequel se construit la résilience. Si je sors grandi de cette aventure, ce n’est pas parce que j’ai fait quelque chose de spectaculaire, mais bien parce que je disposais des ressources nécessaires, financières et sociales, pour y parvenir.
La résilience ne consiste pas à redevenir ce que l’on était, mais à aller de l’avant, fort de nos nouveaux acquis. Je m’engage à défendre les intérêts des personnes qui sont confrontées à une adversité accrue au cours de leur expérience du cancer.
On ne devrait pas affronter le cancer seul. Seule une bonne structure sociale permettra de réagir avec la force nécessaire.