Le deuil lié au handicap : Une réalité

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Quand je fais défiler mes médias sociaux le matin, encore à moitié endormi, une heure avant le moment où ma préposée aux services de soutien à la personne doit arriver pour me réveiller, je tombe presque inévitablement sur un billet ou un mème en lien avec l’invalidité. Ces publications se déclinent généralement en deux types. Le premier : les personnes handicapées peuvent atteindre tous leurs objectifs lorsqu’elles s’y mettent, ou alors la seule incapacité dans la vie est une mauvaise attitude, sous la photo d’une personne handicapée qui déjoue les pronostics et escalade une montagne, saute en parachute ou réalise un autre exploit du genre.
La deuxième catégorie de publications que je vois souvent contient des articles de magazine relatant le tragique accident qui a laissé une personne clouée à un fauteuil roulant, ajoutant que « cela de l’a pas empêchée de vivre sa vie à fond ». Ou une variation sur ce thème. Ces représentations ne sont que trop courantes dans les médias traitant de handicap, et nous confinent à des perspectives très limitées de l’incapacité. On peut soit surmonter le handicap et se transfigurer en héros, soit métamorphoser une tragédie en un récit édifiant où d’autres iront puiser de l’inspiration.
Loin des héros tragiques
Ces représentations ne se limitent pas aux médias, on les rencontre aussi dans la vraie vie. Les doigts d’une main ne suffisent pas pour compter le nombre de fois où quelqu’un m’a confié, les sourcils froncés de sollicitude, « Si j’étais à ta place, je crois que je mettrais fin à mes jours », ou la remarque condescendante « Toi, Andrew, tu ne te laisses pas arrêter par ton handicap ». On trouve rarement de l’espace pour une conversation nuancée sur ce que ça signifie de vivre dans un corps handicapé, mais je peux vous assurer qu’il y a beaucoup plus à dire que ces stéréotypes.
Un des aspects de la vie avec une incapacité qui est souvent occulté et largement sous-représenté est le deuil lié au handicap. En voici ma définition : Le deuil lié au handicap est le chagrin découlant du fait de vivre avec un corps handicapé qui doit composer avec plus de pertes et de changements abrupts que la plupart des gens.
En tant que personne lourdement handicapée, je vis souvent ce deuil. Parfois sous la forme d’une nostalgie de tout ce que je ne serai jamais en mesure de faire, comme de courir, sauter ou faire des culbutes, ou même des gestes qui peuvent sembler aussi banals que de prendre une douche seul. D’autres fois, le deuil lié au handicap vient d’une fonction que j’ai perdue. Je pleure le fait de ne plus pouvoir aller faire pipi aux toilettes par moi-même et de devoir porter un cathéter chaque jour.
En toute honnêteté, le deuil de perdre ces plaisirs simples est indescriptible. Je suis en deuil de constater qu’en vieillissant dans ce corps, la douleur devient plus apparente et qu’il devient de plus en plus difficile de faire beaucoup de choses que mon corps handicapé faisait auparavant. Tout cela a eu un effet considérable sur ma santé mentale; je me surprends à devenir plus irritable, à me fâcher plus rapidement et à sombrer plus vite dans la dépression.
Les professionnels de la santé mentale ont du rattrapage à faire
Kristen Williams
Pour mieux comprendre le deuil lié au handicap et ses répercussions sur la santé mentale des gens, j’ai discuté avec la psychothérapeute handicapée (candidate à l’exercice) Kristen Williams. Elle vit avec la paralysie cérébrale, l’anxiété et un trouble dépressif majeur. Elle m’explique que son expérience du deuil lié au handicap est intensifiée par la combinaison de plusieurs pertes.
« Les personnes ayant des incapacités font face au deuil de la réalité de leur vie et des choses qu’elles ne peuvent pas faire, de leur potentiel perdu – les choses qu’elles désirent mais n’obtiendront fort probablement jamais », poursuit-elle. Je lui ai demandé comment les praticiens de la santé mentale peuvent aider les gens à composer avec le deuil lié au handicap.
« Ce qui compte, c’est de ne pas fuir ce deuil. Dans les professions d’aide, bien des intervenants cherchent à “réparer” ou à “aider” les gens, et parfois elles offrent des solutions et des encouragements, alors que leurs clients ont plutôt besoin d’espace et de validation, explique-t-elle.
Elle constate notamment que les thérapeutes ne sont pas à l’abri du capacitisme, « un ensemble de croyances et de pratiques qui dévalorise et discrimine les personnes ayant des incapacités physiques, intellectuelles ou psychiatriques, et qui présuppose souvent que les personnes handicapées doivent être “réparées” d’une certaine façon », selon la définition du Center for Disability Rights, un organisme américain de défense des droits et de services communautaires à but non lucratif.
Williams affirme que « les cliniciens sont touchés autant que n’importe qui, donc nous devons l’examiner de près et nous efforcer d’être anti-capacitistes dans notre pratique ». J’étais curieux d’apprendre si elle avait constaté une évolution du deuil lié au handicap vers la joie liée au handicap dans sa pratique. Elle m’a répondu :
« En partie, la transition vers la joie liée au handicap nécessite d’intégrer les moments tristes, frustrants et difficiles qui forment le deuil lié au handicap. Pour instaurer la joie du handicap, il faut tout d’abord comprendre le deuil qui y est associé. »
Accéder à la joie
J’ai aussi discuté avec ma bonne amie Lorna Craig, qui vit avec plusieurs maladies chroniques, dont la maladie de Lyme, l’endométriose et le trouble bipolaire de type I. Je lui ai demandé comment elle vivait le deuil lié au handicap.
« Comme mon incapacité est acquise, le plus souvent, je compare ma situation présente avec ce que j’aurais pu être si je n’avais pas été handicapée, indique-t-elle. J’ai passé des années dans le deuil de cette personne, de qui elle était et de ce qu’elle aurait pu accomplir.
Ces jours-ci, je ne suis plus en contact avec elle. Comment affirmer qu’elle aurait incarné une meilleure version de moi-même? »
Un des principaux points que je retiens de ma conversation avec Lorna est que le deuil lié au handicap est infiniment plus vaste que ce que nous en connaissons, et beaucoup plus profond qu’un simple mot-clic tendance. Un des points qu’elle a soulevés résonne particulièrement en moi : « Certains jours, je voudrais que mes problèmes soient plus conventionnels, plutôt que d’avoir un corps rétif qui ne fait pas ce que je veux. » En tant que personne vivant avec des incapacités invisibles, Lorne a souligné que l’une des choses qui avive le plus son deuil lié au handicap est de ne pas être crue.
J’ai demandé à Lorna si tout cela avait affecté sa santé mentale, et sa réponse a mis en relief l’importance cruciale de parler du deuil lié au handicap et de la santé mentale.
« C’est variable. Parfois, c’est une petite pensée irritante qui me suit toute la journée, et parfois, je peux rester recroquevillée en boule à pleurer pendant des jours. »
J’ai voulu savoir si elle observait un cheminement du deuil à la joie liée au handicap.
« Selon mon expérience des maladies chroniques, il faut en effet passer à travers le deuil lié au handicap pour trouver la joie. En ce qui concerne la maladie mentale, on ne nous a pas vraiment donné l’occasion de faire notre deuil et d’accéder à la joie. Parfois, je me dis que les personnes aux prises avec la maladie mentale ne comprennent pas qu’elles ont une incapacité et qu’elles peuvent la revendiquer. »
Grâce à cette conversation de près d’une heure, Lorna m’a rappelé à quel point il est essentiel – et fondamentalement complexe – de comprendre le deuil lié au handicap et ses effets potentiels sur la santé mentale. En parlant avec Lorna et Kristen Williams, j’ai appris que le deuil lié au handicap est différent pour chacun et chacune d’entre nous qui vivons dans des corps handicapés, et qu’il est temps que les professionnels de la santé mentale s’attaquent à leur capacitisme afin de saisir pleinement le deuil lié au handicap.
J’ai tellement hâte au jour où j’ouvrirai mon fil Instagram le matin et que j’y verrai une photo d’une personne handicapée disant : « J’ai vu un(e) thérapeute, qui m’a aidée à éclaircir ma relation avec le deuil lié au handicap. »
Nous n’y sommes pas encore, mais ça pourrait être bientôt.
Lecture complémentaire : Comment rompre avec son thérapeute.
Ressources : Travailler efficacement avec les personnes ayant une expérience passée ou présente de la maladie mentale.
Auteur: Andrew Gurza (iel/il) est l’auteur du livre Notes From a Queer Cripple: How to Cultivate Queer Disabled Joy (and Be Hot While Doing It!), de douzaines d’articles et du mot-clic viral #DisabledPeopleAreHot [Les personnes handicapées sont sexy]. De plus, il est conseiller en sensibilisation aux handicaps et animateur de baladodiffusion.