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Ce blogue traite de traumatismes et de l’usage de substances.
Qu’est-ce qu’une bonne santé mentale? La réponse varie probablement d’une personne à l’autre. La santé mentale n’est pas un concept universel. Ce questionnement m’est venu à l’esprit lorsque récemment, j’ai discuté avec des travailleurs communautaires du programme Briser la glace piloté par l’organisme torontois The 519, qui se consacre à la santé, au bien-être et à la pleine participation des communautés 2SLGBTQ+.
Briser la glace grâce au programme The 519
Le programme Briser la glace (Breaking The Ice) est axé sur les besoins et les obstacles auxquels doivent faire face les personnes 2SLGBTQ+ qui font usage de drogues et résident dans le quartier est du centre-ville de Toronto. Dirigée par des pairs et reposant sur les principes de la réduction des préjudices et de la lutte contre la violence, l’équipe assure une présence régulière dans la rue, conçoit des ressources adaptées aux besoins de la communauté et dessert les clients sans rendez-vous du centre 519.
Nadine est coordinatrice de ce programme et dirige une équipe œuvrant auprès des personnes vivant dans les différents campements de fortune de Toronto. Le soutien aux personnes qui vivent dans la rue peut prendre la forme de visites, de dons de produits de base, de réconfort émotionnel, d’aide au logement ou à l’hébergement, mais aussi d’un accompagnement rigoureux des personnes qui ont des démêlés avec la justice. Il peut également s’agir d’interventions auprès de clients ayant vécu une surdose.
En sillonnant le quartier de Toronto qui déplore le plus grand nombre de surdoses, les travailleurs responsables de la réduction des préjudices comme Nadine sont témoins chaque jour de la souffrance et de la mort.
« Personne ne devrait être confronté à ce que nous voyons, dit-elle. C’est exténuant. Le chagrin et les pertes pèsent lourdement sur la communauté et les fournisseurs de soins. »
L’expérience de Nadine jette un éclairage utile sur les réflexions entourant le retour à la « normale » après une pandémie. Si certains secteurs de la société peuvent aspirer à un retour à la vie normale, de nombreuses personnes sont laissées pour compte.
La pandémie a fortement touché les communautés desservies par le programme Briser la glace et a engendré des problématiques sans précédent pour les aidants. La crise a en effet chamboulé tous les aspects de leur travail. Le besoin de logements et de refuges atteignait déjà un seuil critique avant la pandémie, mais la COVID-19 a exacerbé la situation. On déplorait déjà un manque criant de services tenant compte des traumatismes, mais l’accès aux mesures d’accompagnement a été réduit au minimum et les services sociaux et les soins de santé ont été gravement perturbés. Malgré les difficultés, le centre 519 a non seulement maintenu ses services, mais il a également décidé d’adopter son propre modèle de prestation de services essentiels.
Les décès et les hospitalisations liés aux opioïdes ont augmenté de manière significative partout en Ontario depuis le début de la pandémie au printemps 2020, ce qui a eu de graves répercussions sur les personnes sous-employées ou sans emploi, occupant un logement précaire ou étant sans domicile. En 2021, 2 819 personnes sont décédées des suites d’une toxicité liée aux opioïdes, soit une augmentation par rapport aux 2 460 décès liés aux opioïdes l’année précédente, selon les données du Bureau du coroner en chef. L’équipe du programme souligne que ces statistiques doivent être interprétées en gardant en tête que de nombreuses surdoses ne sont pas signalées.
Nadine et ses collègues s’inquiètent pour l’avenir. Ils constatent une hausse de la pauvreté, une augmentation des expulsions et des pertes d’emploi, une détérioration de l’accessibilité financière et une discrimination qui frappe de plus en plus de gens. Et les jeunes n’échappent pas à cette tendance préoccupante. Au cours d’une année donnée, on compte au moins 35 000 à 40 000 jeunes au Canada qui sont sans domicile, logés de façon précaire ou hébergés chez des amis, qui squattent des locaux vacants, louent des chambres en pension ou errent dans les rues. Les jeunes en situation d’itinérance présentent des taux élevés d’usage d’alcool et de substances par rapport aux jeunes du reste de la population et ils sont exposés de manière disproportionnée à la violence tout en ayant un accès limité aux soins de santé.
Les jeunes Autochtones et les jeunes Africains, Caribéens et Noirs sont surreprésentés dans le groupe des jeunes touchés. Les jeunes qui s’identifient comme des membres de la communauté 2SLGBTQ+ représentent de 25 à 40 % des jeunes sans-abri. En outre, les jeunes transgenres sont souvent confrontés à des difficultés uniques et complexes. En plus de subir de la discrimination dans le réseau des refuges, les jeunes trans sont souvent victimes de mauvais traitements et de violence. Nadine et son équipe sont souvent témoins de la discrimination systémique dont souffrent les jeunes au sein de leur communauté dans les différents types d’hébergement.
Le bien-être est une forme de privilège
Les statistiques témoignent d’un contexte, mais elles ne peuvent pas démontrer toutes les difficultés rencontrées au quotidien par une personne en mode survie, notamment la recherche de biens de première nécessité comme l’eau et l’accès aux infrastructures sanitaires. Comme le soulignent Nadine et ses collègues, le seul fait d’examiner la situation à distance révèle une position privilégiée. « Comment pouvons-nous même poser des questions sur leur bien-être et leur santé mentale, se demande Nadine, alors qu’ils ont du mal à satisfaire leurs besoins primaires? C’est totalement injuste. »
Voilà une question importante à l’heure où les décideurs sont aux prises avec le caractère inégal des effets de la pandémie. Comment placer la santé physique et la santé mentale sur un pied d’égalité sans s’attaquer aux obstacles systémiques et aux restrictions d’accès?
La pandémie a exacerbé des problèmes sociaux profonds qui existaient déjà et a braqué le projecteur sur nos failles en tant que société. En avril, Sarah Wildman, rédactrice en chef des pages éditoriales du New York Times, a fait remarquer ce phénomène : « La société prend rarement en compte les plus vulnérables dans la conception de la vie quotidienne. Paradoxalement, si nous faisions en sorte que la vulnérabilité soit moins stigmatisée, moins marginalisée, moins honteuse et invisible… nous en aurions probablement moins peur. »
Pour les gens qui, comme Nadine, accomplissent ce travail, l’enjeu profond des droits fondamentaux de la personne est éclipsé par le discours anti-pauvreté et par l’invisibilité de la crise liée à l’usage de substances au Canada. Or, la pandémie a ajouté une autre strate de complexité à la question. « La pandémie a complètement occulté cette crise de santé publique tout aussi importante, si bien que le problème des surdoses est passé sous silence. Personne n’a envie d’en entendre parler. » Les substances illicites et celles qui sont socialement acceptables ne sont pas considérées de la même façon en ce qui concerne la honte et les préjugés associés à la consommation. « Toutes les classes sociales consomment des drogues. Je vous mets au défi de trouver quelqu’un qui n’a jamais été affecté par ça », lance Nadine.
Une présence significative
Le programme Briser la glace du 519 est fondé sur les relations et les interactions consensuelles. Pour soutenir les gens dans le respect et la dignité, les intervenants comme Nadine doivent être disponibles au moment où l’on a besoin d’eux et accueillir les gens comme ils sont. « Si quelqu’un requiert cinq heures de mon temps, ça me convient, explique Nadine, mais cela représente un défi dans un contexte où les besoins des gens sont considérables. »
Ce travail implique souvent de recadrer notre conception de la réussite. Par exemple, Nadine a aidé un client qui traversait une grave crise de santé mentale. Elle l’a guidé dans ses démarches visant à être admis sur une base volontaire dans un établissement psychiatrique au lieu d’être incarcéré. (Nous faisons ici allusion aux démarches liées à la Formule 1 – Demande d’évaluation psychiatrique faite par un médecin, qui a pour objectif de déterminer si une personne nécessite d’être admise pour des soins plus poussés à titre volontaire ou en tant que patient en cure obligatoire.) En l’occurrence, le client a pu recevoir un traitement plutôt que d’être aussitôt emprisonné, ce qui lui a conféré le statut de personne nécessitant des soins de santé, plutôt que celui de criminel.
Nadine et ses collègues sont à même de constater les effets de la stigmatisation et de l’hypercriminalisation des populations itinérantes et consommatrices de substances ainsi que les cycles d’itinérance et d’incarcération qui en découlent.
Placer la dignité humaine au cœur des actions
De plus en plus de recherches indiquent que la pénurie de logements abordables contribue directement à l’itinérance, tout comme les défaillances du système, notamment les transitions difficiles depuis les services d’aide à l’enfance, ainsi que la planification inadéquate du congé lorsqu’une personne quitte l’hôpital, l’établissement correctionnel ou le centre de soins en santé mentale et usage de substances.
Les échecs des systèmes, la stigmatisation et la discrimination semblent étroitement liés, à la manière d’un nœud gordien. Pour les décideurs politiques qui tentent de démêler ce nœud, une chose semble claire : il faut une approche qui soit ancrée dans les droits de la personne et qui s’attaque aux préjudices historiques, au colonialisme et à l’oppression institutionnelle. Une approche qui repose sur la dignité humaine, plutôt que sur des perceptions issues d’une perspective privilégiée.
Lorsqu’on lui demande comment elle compose avec le travail sur le terrain, aux premières loges des diverses crises, Nadine répond que, malgré les lourdes conséquences de ce travail sur sa propre santé mentale, « savoir ce qui se passe est troublant, mais pas plus troublant que de ne pas y être ».
Les points de vue et les opinions exprimés dans ce blogue appartiennent uniquement à l’autrice et ne représentent pas forcément les points de vue et les opinions de la Commission de la santé mentale du Canada.