Le VecteurConversations sur la santé mentale
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Raconter son histoire – ses réussites, ses traumatismes, ses vérités et ses révoltes – peut être source de résilience ou de regrets. Trouver l’équilibre entre l’activisme et la protection de son propre bien-être psychologique.
Parler de sujets épineux comme la dynamique du pouvoir, le colonialisme et la suprématie blanche est le pain quotidien de tout éducateur antiraciste. Toutefois, il suffit aujourd’hui d’un gazouillis ou d’une prise de position publique pour être inondé de messages haineux et de menaces de mort, ce qui peut faire l’effet d’une douche froide.
« La montée de la suprématie blanche, de l’extrémisme de droite et de la violence est bien réelle, déclare Selam Debs, dont le travail d’éducation antiraciste porte surtout sur le démantèlement des systèmes discriminatoires et l’expression de la vérité face au pouvoir. Il est essentiel que nous le reconnaissions. »
Selam Debs a fermé la portion de son entreprise qui avait pignon sur rue à Kitchener après que sa famille a commencé à recevoir des menaces. Les médias locaux ont couvert l’affaire, mais ils se sont concentrés sur la question de la haine, occultant la substance des enseignements et du point de vue de Mme Debs. C’est ainsi que la parole de personnes comme elle est souvent passée sous silence (ce qui rend évidente la nécessité même d’avoir de telles discussions), mais à quel prix?
« Si vous procédez à une analyse coût-bénéfice de votre propre santé mentale par rapport au pouvoir de générer un changement, il n’y a pas de formule magique, déclare Jesse Wente, auteur anishinaabe, commentateur et victime de menaces de mort. Passez le progrès social au tamis, et une fois que toute la laideur en a été extraite, que reste-t-il? »
C’est une bonne question. En parcourant rapidement les derniers débordements sur Twitter, j’ai envie de pousser la métaphore : certains jours, on dirait que la laideur bloque les trous de la passoire et empêche la lumière de passer.
« Lorsque vous recevez des menaces personnelles et que vos notifications s’enflamment, vous faites le calcul, explique M. Wente. Vous mettez dans la balance la sécurité de votre famille vis-à-vis de ce que vous pouvez réellement changer. Si vous disposez d’une tribune pour faire évoluer les choses de manière positive, c’est un atout », ajoute-t-il, citant les vagues de soutien sur les médias sociaux qui ont conduit diverses équipes sportives à changer de nom au fil des ans.
Ces progrès sont sans aucun doute favorisés par des récits qui marquent les esprits. En plus de rester en mémoire et de nous aider à comprendre les expériences souvent vécues par les personnes racontant leurs problèmes de santé mentale, leurs témoignages sont aussi source de réflexions, de réconfort et de motivation. Leurs récits peuvent également réduire la stigmatisation dont elles font souvent l’objet. C’est l’une des principales raisons pour lesquelles la Commission de la santé mentale du Canada offre une tribune aux personnes ayant un savoir expérientiel passé ou présent, dans son magazine et son blogue. (Pour ceux qui se sentent prêts à se jeter à l’eau, commencez par lire nos conseils dans un article intitulé « Partagez votre récit de façon sécuritaire ».)
Bien entendu, la décision de partager une histoire personnelle peut entraîner des complications. S’il s’agit d’une histoire de famille, est-ce qu’elle vous appartient entièrement? Aura-t-elle des répercussions? Si oui, lesquelles? Une fois que quelque chose est publié sur Internet, impossible de revenir en arrière.
En 2006, Pete Earley, ancien journaliste au Washington Post, a consigné dans son livre Crazy : A Father’s Search Through America’s Mental Health Madness l’histoire de son fils, « Mike », aux prises avec la maladie mentale. À l’époque, l’anonymat relatif de ce livre lui semblait approprié. En 2022, « Mike » (aujourd’hui âgé de 43 ans) décide de modifier ce récit. Dans le documentaire de Ken Burns Hiding in Plain Sight : Youth Mental Illness, il choisit consciemment de s’approprier son histoire et de parler ouvertement de son vécu, ouvrant ainsi la voie à d’autres personnes confrontées à la stigmatisation. Ainsi, « Mike » commence par révéler son nom entier : Kevin Mike Earley. « Si nous partons du principe qu’il n’y a pas de honte à souffrir d’une maladie mentale, pourquoi me cacher derrière mon deuxième prénom? », lance-t-il dans un article du Washington Post consacré au film.
Changer le discours
« On a pris acte de l’histoire coloniale en déboulonnant des statues et en changeant le nom d’écoles », explique Mme Debs. Il s’agit d’un travail de longue haleine qui consiste à soulever des questions difficiles pour générer des changements concrets. Si la dynamique du pouvoir et la question des privilèges sont maintenant débattues au grand jour, c’est bien, mais si aucun changement ne suit, ce ne sont que des paroles en l’air. Alors à quoi servirait de partager son histoire?
« Je pense qu’une transformation est en cours, mais qu’il reste encore beaucoup à faire », dit-elle. En d’autres termes, un changement graduel est déjà un changement. Toutefois, il faut se demander pourquoi certains choisissent de se taire.
« Nous comprenons pourquoi les Noirs, les Autochtones, les personnes racialisées, les homosexuels et les personnes en situation de handicap ne s’expriment pas, car cela aurait des conséquences : ils risquent de rester en bas de l’échelle, d’être ostracisés, d’être considérés comme agressifs, de subir des préjudices psychologiques et émotionnels, explique-t-elle. Je pense qu’il faut faire la différence entre ceux qui ne parlent pas alors qu’ils le devraient, et les autres. »
Ceux qui sont en position de pouvoir et qui bénéficient de privilèges non mérités doivent faire l’effort de prendre la parole, soutient-elle, tout en laissant de la place aux personnes noires, autochtones, racialisées, queers et handicapées pour qu’elles puissent être entendues en toute sécurité, être rémunérées pour leur travail et être autorisées à débattre.
« Je me souviens d’une époque où, si l’on parlait de microagressions, on était considéré comme extrémiste, mais il existe maintenant une monnaie sociale au sein des organisations pour effectuer ce travail. Je pense que certains le font parce que c’est “la chose à faire”, tandis que d’autres se rendent compte du capital associé aux termes diversité, inclusion et équité, dit-elle. Je constate que l’on ne parle plus du racisme, de la violence et de la haine de la même façon. Avant, on en parlait avec une certaine passivité. Maintenant, pour mieux les éliminer, on cherche à comprendre comment ils se manifestent dans les espaces que nous occupons. Le point de vue a changé, et ça, c’est du progrès.
Si on change le langage qu’on utilise, on peut certainement faire évoluer le discours. Par exemple, au lieu de chercher – pétris de bonnes intentions – comment aider les pauvres et les exclus à avoir accès à un plus grand nombre de possibilités, nous pourrions nous demander qui perpétue le problème et que faire pour apporter des changements profonds et systémiques. »
Pour M. Wente, le support de communication a aussi un rôle à jouer. Il entretient une relation ambivalente avec les médias sociaux. « Récemment, j’ai recommencé à les fréquenter et je ne peux pas dire que j’ai aimé l’expérience. Les échecs de la modération du contenu sont plus évidents aujourd’hui, explique-t-il, ajoutant que moins il passe de temps en ligne, mieux se porte sa santé mentale. Cela ne signifie pas que je renonce à parler pour faire avancer les choses. J’ai juste choisi un autre endroit pour m’exprimer. »
C’est en partie pour cette raison qu’il a écrit Unreconciled: Family, Truth, and Indigenous Resistance. Il souhaite délaisser la guerre des gazouillis pour plutôt se raconter dans des contextes favorisant une expression plus nuancée, par exemple des tables rondes, allocutions, etc. « C’est mon travail quotidien : faire évoluer les esprits et les choses, explique-t-il. Pour moi, c’est très sérieux, et ça ne peut donner des résultats que si on traite avec des personnes tout aussi sérieuses. J’ai compris que l’on ne peut absolument pas faire preuve de sérieux sur certaines plateformes de médias sociaux. Je veux voir des gens dans un contexte où on peut engager une véritable conversation. »
Wente cite des mouvements en ligne et hors ligne, comme Idle No More, qui ont eu des retombées concrètes. Cependant, bien des choses ont changé depuis cette époque plus innocente sur le plan numérique : les photos de chatons ont cédé la place à des menaces de mort quotidiennes. Les menaces de mort qu’il a reçues en ligne et sur son téléphone personnel lui ont fait prendre conscience que l’action en faveur du changement l’exposait désormais à ce genre de choses. « La sensibilisation, la recherche d’équilibre et le risque ont toujours fait partie des mouvements pour la justice sociale, explique-t-il. Les menaces font partie de l’espace virtuel et réel, ce qui signifie que les gens qui changent réellement les choses doivent composer avec ça. »
La violence est de plus en plus évidente et apparemment acceptable. On dirait qu’elle est normalisée, ce qui est le reflet d’un climat gravement dégradé.
« En tant que militants et éducateurs dans le domaine de la lutte contre le racisme, nous sommes constamment confrontés à la violence, explique Mme Debs, ce qui nous conduit sans cesse au bord de l’épuisement. Nous devons nous préserver, car se raconter encore et encore peut devenir une sorte d’orgie traumatique. Il nous faut trouver un équilibre entre éduquer en dévoilant certaines parties de nous-mêmes et préserver notre propre bien-être. »
Que propose Mme Debs pour composer avec ces réalités? « Je ne pense pas avoir de conseils à donner, si ce n’est qu’il est important de comprendre pourquoi les choses sont ainsi », répond-elle. Sa ligne de conduite s’inspire d’une volonté d’équité et de guérison pour les communautés noires, dont elle parle dans son enseignement.
« Je dédie ma vie à la libération des Noirs, explique-t-elle. Cela signifie plusieurs choses : réfléchir à moi-même et à tout ce qui doit changer à l’intérieur des systèmes pour rendre possible une véritable guérison », poursuit-elle. Je dois également me familiariser avec ma culture, ma nourriture et ma langue en tant que femme noire éthiopienne. »
Elle ajoute qu’elle doit aussi s’affranchir du regard colonisateur qui l’a conditionnée à se percevoir comme « inférieure », et cela se fait en partageant des connaissances pour susciter un désir de libération chez les autres. Faire connaître son histoire de cette manière est un investissement à long terme. « L’abondance et le bien-être intergénérationnels consistent à planter des arbres dont nous ne recevrons peut-être jamais l’ombre, illustre-t-elle. Nos enfants et les enfants de nos enfants profiteront abondamment de ce qui est planté aujourd’hui. »
Wente entrevoit son travail comme un devoir qu’il exerce dans des espaces où il est souvent le seul Autochtone. Cette posture l’aide à trouver un équilibre entre les risques et les avantages qui viennent avec le fait de se raconter. « Notre point de vue n’est pas souvent entendu », précise-t-il, tandis que nous parlons de transformer le discours ambiant. Il admet que sa vision pourrait sembler trop idéaliste, mais il s’y tient.
« Si tout le monde racontait son histoire, il serait difficile de nier certaines évidences, explique-t-il. Plus il y aura de gens qui partageront leur histoire, plus il y aura de gens qui leur emboîteront le pas sans se sentir menacés. »
Encadré : Selam Debs, Blue Aspen Photography
Encadré : Jesse Wente, Red Works
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