Le VecteurConversations sur la santé mentale
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La maladie mentale, l’itinérance et la longue recherche d’un frère disparu.
Wendy Hill-Tout n’aime pas se retrouver sous les projecteurs, mais c’est pourtant son quotidien ces temps-ci. Son nouveau documentaire, Insanity, jette un éclairage sur les familles confrontées à la maladie mentale grave et chronique d’un être cher ayant perdu son domicile. Les frères et sœurs de cette personne partagent le regard de la caméra et racontent leur vie aux côtés de leur frère Bruce, aux prises avec la schizophrénie jusqu’à sa disparition il y a vingt-cinq ans.
Quel que soit l’endroit où ses voyages en Amérique du Nord la mènent, la cinéaste canadienne scrute les visages des sans-abri, toujours à la recherche de son frère. Elle emporte partout avec elle des photos où il apparaît, barbu ou rasé de près, qu’elle montre à tous ceux qui pourraient le reconnaître. Sa quête l’amène dans des ruelles et de véritables « villes de tentes » qui sont devenues des refuges pour ceux que le système a laissés tomber. Les nombreux campements de sans-abri présentés dans le film témoignent de l’ampleur du problème et révèlent à quel point le visage de Bruce n’en est qu’un parmi tant d’autres.
Insanity raconte l’histoire de familles prises au piège d’un système qui refuse de soutenir les personnes qui ne sont pas suffisamment malades pour obtenir des soins ou qui sont privées d’accès à des services d’aide quand elles vivent dans un logement. À titre d’exemple, Shirley Chan, membre du conseil d’administration de l’organisme Pathways Serious Mental Illness Society, a tenté désespérément de trouver un soutien adéquat pour sa fille. Après s’être fait dire qu’elle était « trop fonctionnelle » pour avoir droit à un logement doté d’un encadrement 24 heures sur 24, Mme Chan a dû se résoudre à ne pas ramener sa propre fille à la maison à sa sortie de l’hôpital. Il fallait que sa fille soit sans abri pour devenir une priorité.
Citons aussi l’exemple de Tyler, le plus jeune frère de Kristin Booth, une collègue que Wendy Hill-Tout a rencontrée en travaillant sur un autre film. Tyler vivait dans la rue en Ontario lorsqu’il a été arrêté à la suite d’un épisode maniaque. Kristin Booth raconte le traumatisme qu’elle a vécu lorsque, six semaines plus tard, alors que son frère était en probation et vivait chez sa mère, elle a dû lui mentir pour qu’il reste sur les lieux en attendant que la police de Toronto vienne le chercher. Sa voix se brise lorsqu’elle évoque la culpabilité d’avoir dû le regarder se faire menotter et embarquer, s’effondrant devant la situation insoutenable dans laquelle elle se trouvait. Même avec la collaboration d’un avocat et d’un médecin, elle n’avait pas pu obtenir le soutien dont Tyler avait besoin.
« Que font les autres familles? », demande Karen Booth, la mère de Kristin. Son médecin, qui ne trouve pas d’autre solution, lui répond : « Madame Booth, si vous n’aviez pas été là, Tyler serait soit décédé, soit couché sous un pont, soit en prison. C’est comme ça ». Mais elle refuse de l’accepter.
Dans son film, Wendy Hill-Tout présente ces histoires avec doigté afin d’illustrer à quel point il est facile pour une personne vivant avec une maladie mentale de se retrouver à la rue ou d’être happée par le système de justice pénale. Comme elle le souligne pendant notre entretien virtuel alors qu’elle se trouvait à Calgary, il est inacceptable qu’un si grand nombre de personnes soient privées d’aide dans un pays aussi riche que le Canada.
« Notre système est à revoir de fond en comble, déclare-t-elle. La première étape consisterait à augmenter les budgets consacrés aux soins de santé mentale, qui représentent actuellement 7 % des dépenses totales de santé, pour les faire passer à 10 %, comme c’est le cas au sein des pays européens. Nous devons mettre en place davantage de services de santé mentale de proximité afin d’aider les personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale, et ce, avant que ceux-ci deviennent des situations de crise. Si nous disposions de cliniques spécialisées en matière de santé mentale, les gens pourraient se rendre dans un endroit où ils sont sûrs de pouvoir parler avec le personnel infirmier et des médecins formés à cet effet, et qui les mettraient en contact avec les services appropriés. Comment se fait-il que la norme soit d’aller directement à l’hôpital ou de faire patienter une personne en crise pendant six mois avant qu’elle puisse obtenir des soins? » demande-t-elle.
Le manque de psychologues et de psychiatres est un autre problème à résoudre, tout comme la rareté des logements supervisés et les difficultés d’accès aux services, note Mme Hill-Tout. Elle souligne que le Canada se doit d’amorcer des changements, et que toute augmentation du financement alloué à la santé mentale constituerait un excellent point de départ en ce sens.
Ce qui l’a ébranlée par-dessus tout pendant le projet, c’est l’ampleur qu’a prise le problème en peu de temps. « Lorsque nous avons commencé à filmer en 2019, nous nous rendions dans une ville en espérant trouver quelqu’un dans la rue à qui montrer la photo de Bruce. Mais très vite, nous nous sommes retrouvés face à de véritables campements – et ce phénomène se manifestait partout, pas seulement dans l’est du centre-ville de Vancouver. Le nombre de personnes vivant dans la rue a augmenté dans les petites villes, tout autant que dans les grandes métropoles.
« Nous devons agir de façon urgente, car il est possible de changer les choses, déclare-t-elle sans ambages. Au lieu de consacrer des fonds à surveiller le problème, nous aurions grand intérêt à le prévenir. Il y a tellement de personnes vivant avec une maladie mentale qui sont à un cheveu de se retrouver à la rue. Comment pourront-elles retrouver un logement après l’avoir perdu? Nous avons besoin de plus de services communautaires pour éviter que cela ne se produise ».
Elle espère que son documentaire se rendra aux oreilles des responsables gouvernementaux qui ont le pouvoir d’apporter les changements nécessaires, qu’ils se trouvent aux échelons municipal, provincial ou fédéral. Cet enjeu affecte plus d’une personne sur cinq, qui correspond à la proportion de gens qui seront aux prises avec un problème de santé mentale à un moment ou à un autre de leur vie. Il frappe également les amis et les familles, et c’est pour ces gens qu’elle a réalisé ce film.
« Je suis toujours surprise de constater à quel point il est difficile de parler de Bruce, même après 25 ans », confie Mme Hill-Tout vers la fin de notre entretien. Cette émotion transparaît clairement dans le film, lorsque ses frères et sœurs racontent des anecdotes touchantes à propos de leur frère. Ils rient ensemble, mais leurs souvenirs sont empreints de tristesse. À travers leurs récits, nous apprenons que Bruce était l’aîné de quatre enfants, qu’il était attentionné, drôle et chaleureux, qu’il était aussi un artiste et parfois un peu casse-cou.
« Bruce est la meilleure personne que j’aie jamais connue, a affirmé son frère David. C’était un grand frère formidable, et il mérite que l’on se batte pour lui. »
Même s’il est difficile de revenir sur ce qui a mené à la disparition de Bruce, il est important de mettre un nom et un visage sur ce fléau. Si la collectivité a conscience que les personnes délaissées par le système sont des êtres aimés et pleurés par leur famille, elle sera plus encline à faire pression pour que les choses changent. La société sera aussi plus disposée à se pencher sur leur sort.
Cependant, tout n’est pas noir, comme le précise Mme Hill-Tout. Certaines choses lui redonnent espoir en l’avenir. Tout d’abord, la santé mentale et les maladies mentales font l’objet d’une plus grande sensibilisation. Les médias traitent à présent des personnes sans domicile fixe et de la manière dont les villes gèrent cette problématique. Le nombre de policiers et de secouristes qui suivent des formations sur la manière d’intervenir dans les cas de maladie mentale est également en hausse. En outre, il existe davantage d’unités mobiles de traitement des crises de santé mentale (par rapport à il y a dix ans), notamment la ressource Car 87 en Colombie-Britannique. Toutefois, comme ces unités sont incapables de répondre à tous les besoins actuels, un financement accru est encore nécessaire.
En attendant, Mme Hill-Tout et sa famille nourrissent l’espoir de retrouver Bruce un jour. Elle continue à scruter les visages pour trouver celui qu’elle reconnaîtra après tant d’années. Peut-être qu’un membre du public parviendra à le reconnaître après avoir visionné son documentaire. Quoi qu’il en soit, elle a conclu notre entretien avec le même message répété dans le film :
« Bruce, nous t’aimons. »
Le documentaire Insanity sera projeté dans des salles de cinéma choisies partout au pays à partir du 11 mai 2023, et comportera une séance de questions-réponses en compagnie de Mme Hill-Tout et d’autres familles ayant participé à la réalisation du documentaire. Pour obtenir de plus amples renseignements et vérifier si le documentaire sera présenté dans un cinéma près de chez vous, veuillez consulter le site www.insanitydoc.com.
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