Le VecteurConversations sur la santé mentale
Sœurs en déroute
Quand un frère ou une sœur s’égare, comment trouver un moyen aimant et sain de garder le contact?
décembre 2024Restez à l’affût!
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Ce récit fait partie de la série consacrée à la santé mentale pendant les Fêtes. Notre collection littéraire annuelle explore divers sous-sujets liés à cette saison. Pour 2024, nous nous intéressons aux bonnes nouvelles, aux difficiles séparations et aux nouvelles traditions – autant de conséquences de l’éloignement entre les gens. Si les festivités de fin d’année peuvent être synonymes de joie, elles sont parfois aussi une source de stress et d’un sentiment de perte. Lisez tous les articles pour découvrir comment d’autres personnes ont réussi à surmonter ces difficultés. Lisez ici la série 2022 sur la mélancolie, l’adaptation et l’espoir. Meilleurs vœux pour le temps des Fêtes.
En mai 2021, ma sœur a annoncé qu’elle ne demanderait pas le vaccin contre la COVID-19, même si la plupart des gens de notre âge – plus de 60 ans – étaient soulagés, sinon heureux de pouvoir le faire. J’étais stupéfaite. J’avais du mal à croire que ma seule adelphe, une septuagénaire dynamique et éduquée qui a beaucoup voyagé, prenait une décision aussi irresponsable et, à mes yeux, stupide.
Du même coup, j’ai été frappée de plein fouet par un autre constat plus large : la connexion émotionnelle que nous avions eue pendant toute ma vie ne serait plus jamais la même.
Mes larmes arrosaient les semis de légumes dans les bacs que mon conjoint avait bâtis durant le confinement, pendant que tout le monde s’affairait à embellir sa cour et à faire du pain. Je pensais à tout ce que ma sœur avait représenté pour moi tout au long de ma vie et à l’admiration et l’amour que j’avais eus pour elle. Bien que nous ne vivions pas dans le même pays, nous sommes toujours demeurées en contact étroit et nous nous rendions régulièrement visite. J’étais profondément attristée de constater que les machines de propagande étaient parvenues à corrompre ses pensées et à la précipiter sur une route infernale qu’elle ne voyait pas – et qui me semblait hérissée de dangers. Je m’inquiétais pour elle. Il ne me paraissait pas insensé de croire qu’elle trouve une mort misérable et évitable, sans vaccin contre un virus qui tuait des millions de personnes partout sur la planète, particulièrement dans son groupe d’âge.
La machine à indignation
Pourtant, je n’aurais pas dû m’étonner de la décision de ma sœur de refuser la vaccination. Au fil des ans, j’avais constaté avec horreur que ses vues politiques de gauche, axées sur la justice sociale et la défense des défavorisés, avaient dévié, d’abord graduellement puis brusquement, vers un maelstrom de théories conspirationnistes d’extrême droite qui remettaient en doute tout ce qui émanait des médias grand public, préférant les diatribes fondées sur la mésinformation et la désinformation. Je me suis souvent sentie ébranlée par les messages de plus en plus colériques et irrationnels qu’elle m’envoyait par courriel, par texto, sur Facebook, Twitter et WhatsApp. J’étais affligée de voir qu’une personne passait sa retraite à visionner des vidéos alarmistes sur YouTube et à les partager avec d’autres (qui n’allaient sans doute pas les regarder) dans une incessante tentative de propager l’indignation.
Ma sœur, qui se voyait comme une ardente activiste pacifiste, semait le conflit partout dans ses relations personnelles. À ses yeux, ce sont les gens qui n’adhéraient pas à ses croyances qui étaient le problème. Elle se donnait pour mission de travailler sans relâche pour les convertir à sa façon de penser. Bombardée par ces messages incessants, j’ai commencé à me sentir comme un dommage collatéral, victime de ce qu’on appelle désormais la guerre des cultures.
Je suis loin d’être la seule dans cette situation. Dans plusieurs familles, des liens ont été brisés ces dernières années à cause de la polarisation politique, largement engendrée par les médias sociaux. Ces réseaux sont mis à profit par des personnes qui cherchent à rejoindre de plus vastes publics pour réaliser des gains politiques ou financiers et qui ont découvert que l’extrémisme est payant. Aujourd’hui, les récits de personnes qui ont perdu un membre de leur famille ou un ami aux théories conspirationnistes abondent sur internet. Des groupes de soutien se sont formés pour aider les gens à accepter ce qui arrive à leur proche. Les thérapeutes reçoivent de plus en plus de personnes qui soutiennent des théories de conspiration ou qui ont vu un proche y succomber. Certains psychologues sont d’avis que l’adhésion à théories conspirationnistes, bien qu’elle n’ait rien de nouveau, devrait désormais être traitée comme un problème de santé publique.
J’en suis venue à comprendre que l’arrivée de la COVID-19, avec ses mesures de santé publique, ses confinements et autres restrictions, était plutôt la goutte qui a fait déborder le vase pour des gens comme ma sœur, et non une raison nouvellement découverte de détester les gouvernements et les vilaines cabales derrière eux. C’est moi qui avais fermé les yeux sur le virage monumental qui s’opérait depuis un bon moment. Très longtemps, j’ai fait ce que je croyais être la bonne chose à faire. Je lui ai soumis des preuves que l’information sur laquelle ses opinions se fondaient était largement erronée ainsi que des sources réputées qui déboulonnaient rigoureusement la science de pacotille et les mensonges éhontés qu’elle défendait. Je lui ai démontré que les algorithmes des médias sociaux avaient pernicieusement infecté l’internet, semé des faussetés et manipulé les opinions des utilisateurs en exploitant leur biais de confirmation et en les cantonnant dans des bulles de filtrage qui ne font que renforcer les croyances les plus extrêmes, généralement complètement à côté de la plaque. Je lui ai même envoyé des articles scientifiques rédigés par des chercheurs qui ont étudié la nature de la propagande contemporaine issue des sources de « nouvelles » que ma sœur vénérait.
Inutile d’insister
Je suis persuadée qu’elle ne les a pas lus, et j’ai fini par comprendre que mon approche « rationnelle » n’allait jamais fonctionner. Ses opinions étaient basées sur des croyances et des émotions, et non sur des faits et des données probantes. Il était facile pour elle de rejeter toutes mes sources – et moi du même coup. Elle avait fait ses « recherches », en sélectionnant des renseignements qui soutenaient ses théories préexistantes et en écartant tout ce qui ne concordait pas avec son point de vue. D’autres personnes, à commencer par ses amis de longue date, étaient aussi alarmés que moi et ont tenté de lui faire entendre raison, sans succès. J’étais attristée de la voir repousser des gens qu’elle connaissait et qu’elle aimait depuis des décennies.
La rafale de faussetés et de rage s’intensifiait à mesure que la pandémie progressait. Avec un petit nombre de courageux « dissidents » illuminés, elle détenait une « vérité » à laquelle les autres étaient aveugles pour une raison ou une autre, et elle n’hésitait pas à nous le rappeler encore et encore, avec une régularité monotone et obsessive. Rien n’allait lui faire changer d’idée. Il était inutile d’argumenter. Quand je lui demandais d’arrêter de m’envoyer des articles contre la vaccination, elle se froissait et le voyait comme la preuve de ma fermeture d’esprit et de mon mépris déraisonnable d’opinions non dominantes mais parfaitement valables. Même si une recherche de 30 secondes sur Google rapportait assez de preuves pour déboulonner les personnes et les croyances qu’elle défendait, il ne servait à rien de le lui signaler.
En toute honnêteté, mes réponses n’étaient pas toujours rationnelles. À plusieurs reprises, j’ai qualifié ses idées de balivernes, j’ai balayé du revers de la main ce que je savais être de la propagande insidieuse et j’étais consternée de voir que ma sœur ne se rendait pas à l’évidence. Je regrette certains de mes coups de gueule. Mais un jour, j’ai changé de tactique. Je lui ai simplement dit que je l’aimais et que je m’inquiétais pour sa santé, tout en la priant de revoir ses sources d’information. Elle a répondu qu’elle s’inquiétait pour ma santé (elle affirmait que les vaccins pouvaient endommager l’ADN) et a résolument défendu ses sources. Obstinément, elle en remettait, ne répondait plus à mes messages amicaux, non politiques, m’emplissant de frustration et de ressentiment. Dans son zèle, tout ce qui lui importait était la politique – tout autre sujet était superficiel et futile. En conséquence, nos échanges se sont raréfiés, mais sans nouvelles, je continuais de m’inquiéter.
Ma santé mentale en a souffert. Je faisais de l’insomnie, à me demander comment cela avait pu arriver et ce que je pouvais et devais faire pour ma sœur. J’ai débité d’interminables monologues à mon conjoint et à mes amis chaque fois que je recevais un de ses messages truffés de contrevérités flagrantes. Je n’arrivais pas à accepter la réalité et je me sentais incapable de modifier la trajectoire que ma sœur semblait avoir empruntée. Je ne savais pas vers quoi elle se dirigeait, mais j’étais convaincue que c’était mauvais. De plus, j’avais parfois l’impression que des limites étaient outrepassées, puisqu’une seule personne pouvait s’exprimer librement, pendant que les autres devaient se taire s’ils ne voulaient pas déclencher une dispute. J’ai enduré d’intenses maux de tête à force de garder mes points de vue pour moi.
Je me suis parfois demandé si ma sœur et les gens comme elle souffraient d’une maladie mentale. Mais j’ai appris qu’il est possible de croire à des notions ridicules, voire dommageables, tout en continuant de fonctionner en société. J’ai aussi appris, avec le temps et la thérapie, qu’il m’était possible de préserver la relation avec ma sœur malgré nos différends, et ce, même si nos rapports sont tendus, même si elle ne répond pas toujours comme je l’espère. Certes, notre communication est parfois maladroite durant le temps des Fêtes, quand nous contournons les sujets délicats, mais je devrai composer avec cette nouvelle normalité si je souhaite conserver ma relation avec elle.
Il est impossible de traduire toute la complexité des liens familiaux dans un court article. Je suis la cadette, probablement condamnée à rester une pauvre adolescente aux yeux de ma grande sœur. Pourquoi prendrait-elle au sérieux mes critiques ou mes préoccupations à l’égard de ses choix et de ses croyances? Il n’y avait rien de nouveau dans son acharnement, sa volonté de se lever pour ce qu’elle juge bon et son confort à tenir des opinions marginales. (Il faut nous rappeler que même si elles sont amplifiées par les médias sociaux, les voix de désinformation demeurent minoritaires. Dans le cas de la vaccination contre la COVID-19 au Canada, 83,2 p. 100 des gens ont reçu les vaccins; chez les personnes âgées et dans certaines régions, plus de 95 p. 100 l’ont fait).
Aujourd’hui, je ne peux pas affirmer que je suis en paix, mais je m’approche de l’acceptation. Comme me l’a fait remarquer un ami commun avec sagesse, ma sœur est une adulte qui a fait ses propres choix et qui doit vivre avec. Il m’a conseillé de continuer à lui faire parvenir des nouvelles familiales, d’éviter de mordre à l’hameçon lorsqu’elle me lance des messages qui me paraissent comme une insulte à mon intelligence – pour éviter d’enflammer nos échanges – et de simplement continuer ma vie. C’est parfois difficile, et je continue de m’inquiéter, mais je reconnais la nécessité de cette stratégie.
J’aime et je vais toujours aimer ma sœur.
Eleanor Sage est rédactrice indépendante Canadienne.
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Ressource : Mieux soutenir la santé mentale des personnes âgées au Canada
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