Le VecteurConversations sur la santé mentale
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Après le meurtre de George Floyd et d’autres actes de racisme et de discrimination à l’encontre des Noirs, de nombreuses personnes d’origine africaine, caribéenne et Noire (ACN) se sont manifestées – en ligne, dans les médias et dans la rue – pour réclamer justice et changement. Mais pour certains, porter le flambeau devient lourd, car les mouvements évoluent et que les injustices perdurent. Trouver le militantisme qui convient à votre situation.
L’un des premiers souvenirs de Melicia Sutherland remonte au jour où un enseignant l’a traitée du « mot en N ». Elle était en deuxième année.
J’étais dehors pendant la récréation, et je me souviens que l’enseignant a dit : « Tout le monde rentre maintenant. Les élèves rentraient dans l’école par les grandes portes et j’étais la suivante dans la file. L’enseignant a claqué la porte devant moi et m’a traitée du « mot en N ». Je ne savais pas ce que signifiait ce mot. J’avais seulement l’impression d’avoir fait quelque chose de mal. Sinon, pourquoi cet adulte m’aurait-il fermé la porte au nez alors qu’il avait laissé rentrer tous les autres? ».
Sutherland se souvient avoir ressenti toute une gamme d’émotions en rentrant de l’école : colère, gêne, honte. Mais plus tard, elle est devenue curieuse après avoir demandé à sa mère ce qu’elle pensait que l’enseignant avait voulu dire. « Ma mère a répondu qu’elle ne savait pas, et nous avons laissé tomber ».
Devenir l’autre
Si seulement c’était aussi simple. Après cet incident avec l’enseignant, elle s’est rendu compte qu’elle avait ressenti un peu la même chose à la maternelle, lorsqu’elle s’était sentie à part des autres enfants, aussi bien physiquement et psychologiquement.
C’était en 1989 quand, à l’âge de cinq ans, sa famille et elle ont quitté Montego Bay, en Jamaïque, pour s’installer à North York, dans la banlieue de Toronto. Immédiatement, et pour la première fois, elle a eu le sentiment d’être « une autre ».
« Les enseignants me sortaient de la classe et jouaient avec mes cheveux pendant que les autres enfants apprenaient l’alphabet, raconte-t-elle. J’ai toujours été comme cette petite poupée Noire avec laquelle les personnes non Noires voulaient jouer ».
À force de vivre avec la discrimination et de se faire traiter différemment des autres, Sutherland a fini par se rendre compte que la société devait changer. « En vieillissant, alors que je tentais de créer et de maintenir un certain caractère et un système de valeurs pour moi-même, il m’est apparu clairement que je devais devenir une militante », explique-t-elle. À l’été 2020, Melicia s’est jointe à la marche organisée par Remember The 400 motivée par la quête de justice pour le meurtre de George Floyd.
Elle n’a toujours pas vu la séquence vidéo de près de 10 minutes montrant comment George Floyd a perdu la vie des mains (ou plutôt des genoux) d’un policier. Pour protéger sa santé mentale, Sutherland s’est protégée des médias qui ressassaient l’incident jour et nuit. « J’étais bombardée d’images et les gens m’envoyaient des vidéos. Je ne veux pas voir quelqu’un mourir, ça blesse mon âme. Je me suis retirée des médias sociaux, car ce n’est pas bon pour ma santé mentale », souligne-t-elle.
Mais elle précise que le fait de prendre soin d’elle-même ne diminue en rien son activisme.
« Je me protège. Je n’aime pas ce genre de chose, car ça devient du sensationnalisme. Les gens veulent voir ce type d’images, c’est du voyeurisme et ça ne m’intéresse pas. Alors non, je n’ai jamais visionné la vidéo, mais je voulais faire partie de quelque chose qui allait apporter un changement significatif ».
Et, bien que traumatisante, la réponse à la violence contre les Noirs – vue, entendue et ressentie dans les médias et au sein des communautés ACN – a aussi contribué à changer les choses. Selon une étude (en anglais) de l’Académie nationale des sciences évaluée par des pairs, les manifestations du mouvement Black Lives Matter (BLM) ont élargi le débat public sur les sujets antiracistes.
Comme l’a montré la recherche, les manifestations ont marqué une première étape importante pour créer un changement social et un tournant dans la manière dont les gens perçoivent le racisme. Les manifestations ont également contribué à redéfinir la manière dont les gens vont chercher et consomment l’information au sujet des communautés Noires, alors qu’ils cherchent à concilier les questions de race et de violence policière. En outre, l’étude a montré comment les personnes se manifestent et trouvent une forme de militantisme qui leur correspond pour lutter contre les inégalités raciales.
Le militantisme n’est pas la solution universelle. Militer, c’est agir, mais pas forcément de façon frontale, voire dynamique. Il ne s’agit pas toujours de manifester dans les rues, ou de scander des appels aux changements en agitant des pancartes.
Le militantisme de Sutherland passe plutôt par les arts, par les mots, par le langage, par les images – et même par la coiffure. « Il ne s’agit pas seulement d’aller manifester, explique-t-elle. Ce qui change les choses, c’est d’agir sur le terrain. C’est ce que vous faites dans votre communauté immédiate, dans votre famille, avec vos amis et vos voisins ».
Se désengager pour se réengager
Nicole Franklin, travailleuse sociale agréée, psychothérapeute, directrice clinique et fondatrice de Live Free Counselling and Consulting Services à Toronto, est du même avis. Depuis 2017, son organisme – dirigé par des Noirs et appartenant à des Noirs – a contribué à combler le manque de thérapeutes Noirs dans les communautés racialisées. Il a également fourni une éducation et une formation en matière de santé mentale des Noirs. Pour Franklin, la « résistance des Noirs » est faite de gestes quotidiens allant contre la suprématie blanche et le colonialisme qui, au sein des systèmes politiques, économiques et sociaux, poussent les communautés ACN en marge de la société. Cette résistance est diverse et peut prendre de nombreuses formes, que ce soit dans les salles de classe, dans les salles de réunion ou dans la rue. « Les Noirs prennent soin d’eux-mêmes par la joie, l’art, la danse, la transmission de recettes – même la cuisine peut être un geste qui permet de prendre soin de soi et de sa communauté, explique-t-elle. C’est le genre de choses dont nous ne parlons pas assez ».
Si la résistance a bien des visages, Franklin s’empresse de préciser qu’elle peut devenir improductive quand elle est continue. « Nous ne devrions pas toujours avoir à résister en tant que Noirs. Nous avons aussi le droit « d’être » tout simplement. Il faut parfois se désengager ou se retirer pour reprendre contact avec soi et avec la communauté. Le militantisme, c’est aussi savoir quand arrêter pour se reposer. Demandez-vous ce qui vous apporte de la joie? Qu’est-ce qui stimule votre créativité? Tout être humain naît avec le droit de se projeter ailleurs que dans un système oppressif et d’avoir des espaces sûrs pour s’épanouir plutôt que de se concentrer sur la survie », poursuit-elle.
« Quand on est Noir, on peut avoir l’impression que l’on doit absolument se faire le porte-parole de Black Lives Matter ou de mouvements semblables pour se porter à la défense de la communauté Noire. Mais la communauté Noire n’est pas un bloc monolithique, et ce n’est à nous d’enseigner à nos collègues, à nos pairs et à d’autres personnes lorsque nous ne nous sentons pas en sécurité, prêts ou capables d’engager ce genre de conversation. (En plus, nous sommes fatigués!). Pour réagir, chacune et chacun a besoin de se sentir en lieu sûr et il ne faut pas non plus oublier de célébrer l’excellence et l’avenir des Noirs ».
Pour Sutherland, cela signifie embrasser avec authenticité et sans honte la liberté d’explorer son identité, notamment « sa peau foncée, ses cheveux crépus, ses lèvres épaisses, ses yeux en amande et ses joues pleines ». Cela dit, le militantisme qu’elle pratique dans sa communauté de l’est de Toronto – qui comprend l’animation de programmes de leadership et de programmes de lutte contre la violence – soutient toutes les nuances et couleurs, et pas seulement les Noirs.
« Les gens disent toujours : « Oh, Mel, tu es tellement pro-Noir ». Je ne veux pas porter le fardeau de représenter ma race! Ce n’est pas parce qu’on a la même couleur de peau qu’on se ressemble…et je dis cela avec toute la bienveillance du monde », précise-t-elle. « Bon nombre d’entre nous sont Noirs sans pour autant avoir les mêmes valeurs, les mêmes idéaux ou les mêmes objectifs. Je ne veux pas avoir l’impression de représenter toute ma race. Je ne suis pas pour la suprématie des Noirs. Je ne supporte pas la suprématie blanche, alors pourquoi soutiendrais-je la suprématie Noire? C’est étrange, non? Penser que l’on vaut mieux que les autres, pour moi, est étrange ».
L’un des objectifs de Franklin, comme thérapeute et intervenante pour le bien-être communautaire, c’est d’aider ses patientes et patients Noirs à surmonter leur expérience du racisme et des traumatismes raciaux en les aidant à mettre au point des plans d’action, mais aussi en validant leurs sentiments et en leur disant qu’ils ne sont pas seuls. Mais elle ne veut pas entendre parler du fait que les Noirs devraient porter le fardeau du racisme contre les Noirs au nom de la race tout entière.
« Le racisme, qui est souvent internalisé, a un effet sur notre santé mentale; on devrait l’aborder comme un problème systémique et non comme un défaut personnel. Je ne crois pas qu’il soit toujours de notre responsabilité de sortir dans les rues ou sur Internet pour éduquer les gens en permanence, ajoute-t-elle. Parfois, tout ce que l’on peut faire, c’est simplement être. Le repos, c’est aussi un acte de résistance ».
Tout comme il y a une diversité de Noirs au Canada, il existe de nombreuses façons pour une personne Noire de décider comment elle va militer, et comment elle va prendre soin d’elle-même et s’occuper de sa communauté. Les événements accablants, traumatisants et tragiques relatés dans les médias au sujet du racisme contre les Noirs nécessitent une transformation radicale et ne peuvent reposer durablement et équitablement sur les épaules de personnes sous prétexte qu’elles sont Noires.
Militez tout en respectant là où vous en êtes
Angelique Benois, infirmière en santé mentale de pratique avancée, psychothérapeute, consultante en bien-être mental et directrice de Nurturing Our Wellbeing, recommande à la communauté ACN de trouver un équilibre entre la nécessité de rester informé et le danger d’ingurgiter trop de nouvelles sur la violence contre les Noirs.
« Je conseille vivement aux gens d’être prudents quand ils s’informent sur l’actualité mondiale ou écoutent les derniers bulletins de nouvelles, explique-t-elle. Comme nous sommes chaque jour bombardés de nouvelles qui peuvent nous bouleverser, nous devons prendre des mesures chaque jour pour protéger notre santé mentale, et il faut intégrer ces mesures à notre mode de vie ».
Pour ce qui est de la façon dont notre esprit et notre corps traitent ces images, pour ensuite s’en détacher, « Tout dépend de la façon dont notre cerveau fonctionne, poursuit Benois. L’une des nombreuses fonctions de notre système limbique est de stocker nos souvenirs et de nous aider à leur donner un sens. Toutes les agressions raciales dont nous avons été témoins et tous les événements néfastes que nous avons vécus sont stockés en nous. Ces traces auront un effet sur les décisions que nous prendrons et les relations que nous établirons avec autrui. Quand on commence à comprendre comment notre corps fonctionne et influe sur notre ressenti, nos pensées et nos actions, on voit comment certaines pratiques pour prendre soin de soi peuvent entraîner un changement dans les résultats ».
Franklin se fait l’écho de cette idée quand elle explique que chacun d’entre nous peut réévaluer ce que signifie prendre soin de soi individuellement, indépendamment de tout commentaire ou de toute critique sur ce à quoi le militantisme « devrait ressembler » d’un point de vue extérieur.
« Le fait de redéfinir la notion de prendre soin de soi s’inscrit dans le contexte des soins communautaires et vise à se guérir soi-même et à guérir nos communautés Noires. On n’est pas toujours obligé de faire les choses en grande pompe. Des actes de résistance passent inaperçus et sont pourtant essentiels, ajoute-t-elle. Et pour les personnes Noires, la question de prendre soin de soi va bien plus loin que les discussions d’une « journée de détente ». C’est une question d’équilibre entre se mobiliser pour la justice sociale et prendre le temps de se reposer. Nous devons regarder la gestion de notre santé et les soins communautaires sous un nouvel angle et se laisser l’espace pour réimaginer les univers postcoloniaux. En tant que femme Noire, je pense que l’une des choses les plus puissantes que l’on puisse faire est d’apprendre à prendre soin de soi-même et de sa santé mentale, tout en nous soutenant mutuellement et en œuvrant ensemble au changement ».
C’est le conseil que donne Sutherland à la prochaine génération de militantes et de militants ACN, et c’est ce qu’elle met elle-même en pratique : prendre soin de soi et être là pour les autres membres de la communauté ACN. « J’ai l’impression que c’est la meilleure façon pour moi de conserver un équilibre et de m’assurer d’être entourée d’alliés, car je refuse de regarder les choses en pensant que « tout le monde nous déteste ».
J’ai demandé à Sutherland ce qu’elle dirait à l’enseignant qui l’a traitée du « mot en N » si elle pouvait remonter le temps.
« Je dirais, ’’Ce n’est pas bien, mais c’est OK’’, comme dans la célèbre chanson de Whitney [Houston]. À l’époque, je ne savais même pas ce que signifiait ce mot-là. Mais j’ai compris l’intention : me blesser. Pour moi, les mots sont très puissants et je les prends à cœur. »
Noir comme qui? Pourquoi utilisons-nous « ACN » au lieu de « Noir »? de la Commission de la santé mentale du Canada. Photo: Melicia Sutherland. Crédits: Juanita Muwanga
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