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Le VecteurConversations sur la santé mentale

Conversation avec Thomas Ungar, première partie de la série 

Quand Thomas Ungar, psychiatre en chef de l’Hôpital St. Michael’s et professeur agrégé à l’Université de Toronto, est invité à décrire la stigmatisation structurelle qui explique les résultats de santé inférieurs des personnes aux prises avec des maladies mentales ou des troubles de consommation de substances, sa réponse est des plus inusitée.

« Je vais vous raconter la ridicule histoire des poubelles », dit-il à partir de son bureau de Toronto, où il se bat tous les jours pour aider ses pairs et ses collègues d’autres spécialités à mieux comprendre la complexité de la maladie mentale.

Un hôpital où il a autrefois travaillé a engagé des « responsables de l’efficacité » pour resserrer le budget. Un jour, ces agents ont déterminé que les bacs à déchets des espaces cliniques seraient vidés quotidiennement alors que les poubelles des « espaces non cliniques » ou « administratifs » ne le seraient que toutes les deux semaines.

« Les salles où je reçois mes patients ne sont pas dotées de lavabos, indique M. Ungar. Et le critère décisif des autorités pour définir un “espace clinique” était, je vous le donne en mille, la présence d’un lavabo. »

Pour M. Ungar, le biais implicite est manifeste. Pour la vraie médecine, il faut se laver les mains. Les soins psychiatriques – par ailleurs la spécialisation médicale la moins bien rémunérée – ont été écartés.

Besoins médicaux contre besoins en services de santé mentale
Cette anecdote peut sembler insignifiante, mais M. Ungar a des dizaines, sinon des centaines, d’exemples comme celui-là. En fait, il collectionne ces petites indignations comme d’indésirables mémentos. Elles lui rappellent invariablement que les soins de santé mentale demeurent le parent pauvre de la pratique dans la sphère physique.

Mises toutes ensemble, elles incarnent une iniquité incommensurable.

« Une fois, j’ai participé à une réunion pour obtenir le matériel dont mon département avait besoin », se rappelle-t-il. Cela incluait de nouvelles serrures pour certaines portes qui avaient été défoncées à cet étage et un meilleur équipement de surveillance vidéo. Mais ces demandes pourtant simples à première vue ont été balayées du revers de la main. « On m’a renvoyé vers les services de gestion des installations et des TI parce que, encore une fois, mes besoins n’étaient pas de “vrais” besoins médicaux.

En plus, nous sommes toujours à la traîne. Lorsqu’un hôpital emménage dans de nouveaux locaux plus lumineux, le déménagement du département de psychiatrie est systématiquement promis pour “bientôt” . Le “bientôt” devient des mois, parfois des années. Nous sommes relégués à des édifices décrépis et croulants sous prétexte qu’il est préférable pour les patients que les soins de santé mentale aient leur espace dédié. C’est une plaisanterie ou quoi? Ça ne sert qu’à rendre la manœuvre plus digeste pour le reste de la population. »

Les effets de l’iniquité dans les soins de santé mentale
Pourtant, la plus grande frustration de M. Ungar n’est pas la marginalisation de sa spécialité. C’est la souffrance qui en résulte.

« Lorsqu’une personne se présente aux urgences, quels que soient ses antécédents de santé mentale, elle devrait recevoir les examens physiques appropriés. Il n’y a qu’en psychiatrie que le médecin traitant vous renvoie un patient directement sans avoir dressé ce tel bilan rudimentaire. Imaginez qu’un médecin des urgences vous jette un bref coup d’œil avant de vous dire “Je crois que c’est votre cœur, je vous envoie en cardiologie”. » 

Cette attitude cavalière et beaucoup trop répandue peut entraîner des conséquences désastreuses. M. Ungar connaît des cas où des patients sont morts de grossière négligence en raison de l’« occultation du diagnostic ».

« Ce phénomène se produit lorsqu’on suppose qu’un trouble physique est insignifiant parce que le patient vit avec une maladie mentale ou un trouble de consommation de substances, explique-t-il. C’est inacceptable. »

Lutter contre la stigmatisation structurelle
M. Ungar nage à contrecourant dans une discipline où la stigmatisation est enracinée si profondément et où les préjugés inconscients sont si répandus que la plupart des professionnels bien intentionnés ne se rendent pas compte de son existence.

« C’est un peu comme avec le racisme, illustre-t-il. Il n’est pas nécessaire de lancer des épithètes injurieuses ou de pratiquer des discriminations criantes pour maintenir des normes sociétales implicitement racistes. On n’est pas une mauvaise personne parce qu’on n’a pas conscience d’un phénomène, mais on ne fait pas partie de la solution non plus. C’est la même chose pour la stigmatisation. Ce n’est pas parce que vous évitez les termes péjoratifs que vous n’allez pas inconsciemment écarter un patient qui “se comporte mal” ou qui est “moralement corrompu” parce qu’il se présente d’une façon inappropriée ou inconfortable. »

La beauté de l’ignorance est qu’on peut y remédier, mais un changement de paradigme complet est une mission générationnelle que M. Ungar n’a pas le temps d’entreprendre.

« Cela ne signifie pas que je n’essaie pas, poursuit-il en riant, mais il estime que des stratégies additionnelles sont requises. Je pose la qualité des soins comme principe fondamental pour lequel nous devons nous attaquer à la stigmatisation structurelle », déclare-t-il, soulignant que la mise en place de certains dispositifs de protection des patients dans les politiques des hôpitaux pourrait être le moyen le plus rapide pour accomplir le serment d’Hippocrate.

Une nouvelle voie à suivre
« Pour qu’un facteur soit pris en compte, il faut le mesurer, souligne M. Ungar, et pas seulement dans les cas extrêmes qui déclenchent une enquête du coroner. » Il se remémore une situation où un patient est mort d’une embolie pulmonaire parce que les interrogations entourant sa santé mentale avaient éclipsé le malaise physique qu’il ressentait.

M. Ungar veut changer les règles du jeu, point à la ligne. Il veut que les hôpitaux évaluent la stigmatisation structurelle à partir de critères qui permettent de l’éliminer efficacement. « Par exemple, s’il est obligatoire que tous les patients subissent un examen physique dans la première journée suivant leur admission, il ne revient plus au médecin de juger si un examen est nécessaire. C’est une exigence. »

Pour M. Ungar, ce type d’intervention est une astuce de modification du système de soins de santé : un raccourci rapide et imparfait qu’on emprunte pour améliorer les résultats en parallèle à un travail de longue haleine mené en arrière-plan pour faire évoluer les attitudes et les comportements.

Pour aider les directions des services de santé à comprendre, à évaluer et à mesurer la stigmatisation structurelle à partir d’un cadre qui élimine les obstacles pénalisant le traitement des maladies mentales, M. Ungar travaille à élaborer des outils et de nouvelles normes en collaboration avec une équipe de la Commission de la santé mentale du Canada (CSMC).

Au sujet de ce projet, il mentionne : « Si nous arrivons à mesurer et à surveiller ces obstacles puis à les intégrer à un tableau de bord obligatoire ou à une fiche de rendement rapide, les éléments à corriger déclencheront un signal d’alarme. Je n’aurai pas à essayer de convaincre mes collègues un à la fois ou à défendre ma cause. J’en ai assez de ces négociations. »

Aux yeux de M. Ungar, c’est la voie décisive à suivre pour l’avenir. « Le travail que j’effectue avec la CSMC est le plus stimulant de ma carrière professionnelle. À ma connaissance, personne d’autre ailleurs ne travaille sur cet enjeu. C’est le genre de changement de politique progressif et réfléchi sur lequel on revient vingt ans plus tard en se demandant pourquoi on n’a pas fait le virage plus tôt. Nos pratiques actuelles nous paraîtront alors dépassées, comme les saignées le sont actuellement. »

Entre temps, M. Ungar prévoit continuer de faire usage de sa considérable influence pour dénoncer la stigmatisation partout où elle est présente. 

« Je le ferai sans aucun doute, conclut-il avec un rire, même si pour cela je dois raconter d’absurdes anecdotes de poubelles. »

Webinaire
Inscrivez-vous ici au premier webinaire sur le travail effectué par la CSMC pour enrayer la stigmatisation structurelle associée à la maladie mentale et à la consommation de substances dans les établissements de soins de santé, qui aura lieu le mardi 9 février de midi à 13 h 30 (HE), avec les professeurs Thomas Ungar, Heather Stuart, Jamie Livingston, Javeed Sukhera et Stephanie Knaak. Les participants pourront approfondir leur compréhension de la stigmatisation structurelle, en apprendre davantage sur ses sources et ses conséquences et découvrir comment s’y prendre pour l’abolir.

Surveillez cet espace
Pour le Vecteur de mars, nous nous entretiendrons avec Samaria Nancy Cardinal, défenseure des intérêts des patients, pour discuter des effets néfastes de la stigmatisation structurelle vécue par les utilisateurs du système de soins de santé.

Suzanne Westover

Une écrivaine d’Ottawa, ancienne rédactrice de discours et gestionnaire des communications à la Commission de la santé mentale du Canada (CSMC). Casanière, toujours le nez dans un livre, elle prépare un excellent pain au citron (certains diraient qu’elle fait des merveilles en un seul mets) et aime regarder des films avec son époux et sa fille de 11 ans. Le temps que Suzanne a passé à la CSMC a renforcé son intérêt envers la santé mentale, et elle continue d’apprendre toute sa vie sur le sujet.

Les points de vue et les opinions exprimés dans cet article appartiennent uniquement à l’auteur(e) et ne représentent pas nécessairement les politiques officielles de la Commission de la santé mentale du Canada.

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